Le Cinéma du Peuple, secret du 67 rue Pouchet

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Des ateliers d’artisans, des maisons particulières ombreuses, des petits immeubles en fond de jardin, quelques fières constructions haussmanniennes, des allées discrètes fleuries, c’est ce que découvre le flâneur aux Epinettes. Voilà comment on peut passer devant l’immeuble sage du 67 rue Pouchet, rencogné devant les frondaisons de la promenade de la petite ceinture, sans soupçonner qu’il fut le lieu d’une incroyable aventure : la fondation du Cinéma du Peuple, en 1913.

 

Entre le milieu et la fin du XIXe siècle, le paysage champêtre des Epinettes s’est beaucoup transformé. La campagne a été grignotée par le passage des voies de chemin de fer, l’implantation des vastes usines Gouïn, la construction de dépôts, d’ateliers de petite métallurgie. Nombreux, les ouvriers sont venus habiter près de leur lieu de travail, accélérant l’urbanisation du quartier. Immeubles de rapport, maisonnettes médiocrement construites abritant une population laborieuse et pauvre, ouverte aux idéaux socialistes et anarchistes. Les anarchistes avaient trouvé une forte audience aux Epinettes et leur organisation, la Fédération Communiste Révolutionnaire Anarchiste constituée lors du Congrès en août 1913, savait se faire connaître par sa presse, Le Libertaire, Le Réveil anarchiste ouvrier.

 

On pourrait faire la révolution ?

Aux Epinettes, syndicalistes et anars ne sont pas inactifs. Les ouvriers des usines Gouïn s’associent pour fonder un restaurant coopératif  « La Sociale ». Rue Berzélius, Eugène Varlin, membre de la première Association Internationale du Travail fonde les restaurants « La Ménagère » en 1867, « Les Marmites » en 1868, avenue de Clichy. Ces restaurants sont aussi des refuges pour les militants socialistes pourchassés sous le second Empire. L’air du quartier pousse à des actions plus violentes. Le 19 janvier 1898, l‘anarchiste Georges Etiévant poignarde un agent de police rue Berzélius, peu après avoir cambriolé un dépôt de dynamite utilisé par Ravachol. Il mourra au bagne en 1900. Ces révoltés ne sont pas toujours très bien vus comme en témoigne l’immense cortège qui accompagne la dépouille d’Hippolyte Debroise, militant catholique assassiné en 1907 par des hommes qu’on soupçonnait d’anarchie.

Ce sont les anarchistes qui mènent la grève des cheminots en 1910, largement illustrée dans la presse par le caricaturiste anarchiste Jules Granjouan (1875-1969).

Cette agitation politique se retrouve dans les résultats des scrutins électoraux aux Epinettes qui font émerger de fortes personnalités.

Persuadé que la révolution est une évolution progressive et institutionnelle, le « possibiliste » Paul Brousse en est un des personnages les plus marquants. Il est soutenu par une forte base syndicale qui en fait un élu, conseiller municipal en 1897, mandat qu’il exercera jusqu’en 1906. Il intervient pour que soient prises des mesures sociales et hygiénistes : créer des boulangerie municipales, des universités populaires, faire construire des logements ouvriers. Son plus ardent adversaire est Ernest Roche, qui se présente en 1897 aux Epinettes. Pour lui, pas de possibilisme : toute action l’emporte sur la doctrine si elle se fait au nom de la classe ouvrière. « Notre tradition, clame-t-il, est de marcher avec le peuple... à l’avant-garde de ses batailles ». Il est élu député du XVIIe arrondissement en 1897. Il tournera mal, devenant, au tournant du siècle, nationaliste et antidreyfusard et sera battu par Paul Brousse en 1906.

 

Et si on faisait du cinéma ?

A son congrès d’août 1913, la Fédération Anarchiste Révolutionnaire produit la note suivante : « A la fin du Congrès, on a annoncé la formation d’un comité dont le but était de monter un cinématographe, destiné à faire de la propagande anarchiste ».

Bien vu. Le cinéma, encore à ses débuts, remporte un vif succès. A Paris, on dénombre alors 200 salles de projection de cinéma et des milliers de spectateurs courent s’évader au Kinérama, aux Folies Dramatiques, au Vaudeville, à l’Hippodrome place Clichy. Dans « Les Mots », Jean Paul Sartre –  8 ans en 1913 –  évoque les souvenirs enthousiastes de cinéma qu’il partageait avec sa mère : « Né dans une caverne de voleurs, rangé par l’administration au nombre des divertissements forains, il avait des façons populacières qui scandalisaient les personnes sérieuses ». Comment résister à ce lieu étrange où un faisceau de lumière blanche traversait la salle, faisait danser la poussière et la fumée au son d’un piano dégoulinant de Chopin et de Berlioz.

Juste avant la Première guerre mondiale, le cinéma est déjà une industrie de divertissement dominée par la maison Pathé qui contrôle la production et la distribution. Le public raffole des films de distraction, des films narratifs. On court voir les aventures de Fantomas et de Nick Carter, enchaînement de courses poursuites, de crimes, d’arrestations, de guet-apens.

Dans les films « sociaux » –  l’Assassinat du ministre Plehve  (1904), La terroriste  (Gaumont 1907),  Le choix d’une bonne (Pathé 1906), Le destin du mineur (Pathé 1914) –, les militants, les ouvriers sont de pâles crapules ou de purs ivrognes. Les films ne durent jamais plus de trente minutes. 
Evidemment, le mouvement libertaire, les anarchistes ne ménageaient pas leurs critiques virulentes contre ce cinéma commercial qui faisait perdre du temps aux ouvriers. Yves Bidamant, militant  anarchiste intéressé par la création d’un cinéma pour la classe ouvrière, regrettait que l’esprit du peuple était déplorablement impressionné « par les saloperies et les inepties » qu’il voyait se dérouler sur l’écran. Et les enfants ? De jeunes cerveaux durablement marqués par des idées de policiers et de guerre.

 

Eclairer et instruire le peuple

Le 1er novembre 1913, à la Maison des Syndicats, 67 rue Pouchet, Yves Bidamant présente un projet : « Le cinéma est un merveilleux moyen de propagande, on pourra, par lui, éclairer le peuple, l’instruire, lui montrer qu’il doit de toutes ses forces combattre l’alcool, la guerre, le chauvinisme et la morale inepte de la bourgeoisie » - Rapport de police du 2 novembre 1913. Le cinéma apparaissait comme un atout décisif pour l’éducation du peuple qu’il soit catholique ou laïc. En 1913, c’était déjà une vieille histoire.

En 1866, à l’initiative de Jean Macé, pédagogue, enseignant et homme politique, avait été créée la Ligue de l’enseignement. Sa mission : instruire le peuple. Sous la troisième République, la Ligue agit pour obtenir la séparation de l’Eglise et de l’Etat et met tout en œuvre pour parvenir à ses fins : conférences, tournées dans les campagnes, projections fixes et enfin… le cinéma. Les Institutions catholiques qui, jusqu’alors, avaient la main sur l’enseignement réagissent vivement, fondant en 1870, la Maison de la Bonne Presse, dans une démarche missionnaire.

A partir de 1895 elle se lance dans le cinéma. Georges Coissac, de la Bonne Presse écrit dans un article : « Il y a urgence d’éclairer le goût du public, à l’assainir, à limiter le choix des sujets. Le cinématographe doit devenir un instrument d’éducation et d’instruction, une récréation à la vue de l’Art de la Joie et de l’Honnêteté ». Le cinéma des catholiques connaît rapidement un succès réel. Les anarchistes ne pouvaient pas en rester là...

Le Cinéma du peuple est créé le 28 octobre 1913, quelques mois après la fondation du Théâtre du Peuple soutenu par un comité des fêtes – vice président Montéhus –  qui vise à réunir beaucoup d’argent pour les œuvres sociales et de bienfaisance des organisations anarchistes. Aussi, le Théâtre du Peuple monte-t-il régulièrement des pièces à grand succès : La Grève, Le Mariage d’argent…

Les représentations ont lieu dans une vaste salle de 600 places magnifiquement décorée par Jules Granjouan au deuxième étage de la Maison des Syndiqués, 67 rue Pouchet. Cette Maison des Syndiqués ou Maison Commune se trouvait aux marges du quartier des Epinettes, près de la voie de chemin de fer et des fortifications. Elle était tenue par les ouvriers maçons limousins. L’Union des Syndicats l’avait réaménagée en 1909. C’est avant tout un local syndical : on y tient des congrès syndicaux.

Ce fut le point de départ de grandes grèves, telle celle des cheminots en 1910 ; les menuisiers, les maçons et artisans de la pierre, les commis épiciers s’y rencontraient pour organiser leurs manifestations. Un article du journal réactionnaire « La Liberté » du 6 septembre 1910 voit ainsi la permanence de la rue Pouchet : perdue dans un lieu isolé, pas loin des fortifs dans une zone de terrains vagues encore peu habitée, jonchée de palissades en bois, quelques cheminées pour tout horizon.

La maison est bien gardée par des militants. A l’intérieur, au premier étage, une cantine, des murs constellés d’affiches syndicales, des bureaux pour étudier le droit des travailleurs, une bibliothèque. Bancs, chaises, tables pour tout mobilier sommaire. C’est aussi un centre de médecine sociale qui gère une clinique ouvrière. Au deuxième étage, la salle de réunion, de meeting, de causeries de théâtre, de cours de danse de salon, pouvant accueillir 600 personnes. Fréquentée comme elle l’était, il était normal qu’on profitât de ce lieu pour en faire un lieu culturel qui pourrait abriter une salle de projection cinématographique.

Yves Bidamant et Robert Guerard, chansonnier qui avait composé un hymne anarchiste la Révolution, déposent devant notaire l’acte de fondation du «  Cinéma du peuple », société coopérative anonyme à capital et personnels variables. Son siège se tient au 67 rue Pouchet.

Le capital est fixé à 1000 francs, pour 40 parts à 25 francs chacune. L’objet de la société est d’abord la production, la reproduction, la vente, la location de films, d’appareils de cinéma, d’accessoires, puis la propagande et l’éducation par des représentations artistiques, théâtrales afin d’élever l’intellectualité du peuple. Elle restera en relation avec des groupements divers liés au prolétariat.

 

Libertaires et antimilitaristes

Parmi les premiers sociétaires on trouve, bien sûr, Yves Bidamant. Il avait appartenu à la tendance insurrectionnelle du syndicat national des chemins de fer. Conducteur sur le réseau Ouest, il avait largement participé à la grève des cheminots en 1910. Mais il écrivait aussi dans la revue  « La Guerre Sociale ». En 1913, c’est un libertaire antimilitariste qui lutte pour la journée de travail de 8 heures et l’amélioration des retraites. Il a eu bien souvent maille à partir avec la police, la justice et les tendances majoritaires du syndicat. On trouve aussi Robert Guerard, chansonnier, Benoit, cordonnier, Cauvin, coiffeur.

Ce dernier, anarchiste antimilitariste est très tôt dans le cinéma. Il est dans le même temps gérant du journal « L’Ouvrier conscient » et écrit dans « La guerre sociale » à Marseille où il se présente à la députation comme candidat antiparlementaire. Battu, il monte à Paris, organise des tournées de cinéma pour présenter des films de propagande anti-alcoolique – Ivrognerie et Paternité (1907) ou l’Assommoir (1909) – et anarchiste.

Il reprenait à son compte un article du « Libertaire » du 13 septembre 1913 : « Beaucoup de militants frappés par l’énorme développement du cinéma, très en faveur auprès du grand public, se sont efforcés de signaler dans divers organes la force de la propagande que peut acquérir pour la diffusion de nos idées, un cinéma appartenant à la classe ouvrière... Notre but est de faire nous mêmes nos films qui compenseront heureusement les films ordinaires, servis chaque soir au public ouvrier. De toutes nos forces, nous combattrons l’alcool, comme nous combattrons la guerre, le chauvinisme stupide, la morale bourgeoise inepte...Le contre poison est entre vos mains, camarades, sachez vous en servir ! »

Autres premiers actionnaires, Henriette Tilly, mécanicienne et Camille Laisant, littérateur. Ces actionnaires sont soutenus par un comité de parrainage formé de Sébastien Faure, anarchiste, fondateur du Libertaire et dignitaire du Grand Orient de France.

 

Une première : les Misères de l’aiguille

Le 19 janvier 1914, c’est le grand jour. Salle des Sociétés Savantes, à Saint Germain des Prés, on présente le premier film produit par la maison de production du 67 rue Pouchet : « Les Misères de l’aiguille » de Raphaël Clamour. C’est l’histoire de Louise qui vit un bonheur conjugal sans nuage avec son mari, ouvrier du livre et leur petit garçon jusqu’au jour où le mari, choqué par la violente façon dont on traite un apprenti corrige le contremaître. Renvoyé, il meurt usé par la maladie dans son pauvre logis. Louise devient alors couturière à domicile. Dans la misère, elle recherche un travail plus rémunérateur mais se heurte à la lubricité des patrons. Désespérée, elle veut se jeter dans le fleuve avec son enfant. Mais des ouvriers la retiennent et elle survivra, secourue par les femmes de la coopérative de lingerie L’entraide.

Raphaël Clamour, le réalisateur, entend bien damer le pion au cinéma grand public et, pour cela, il choisit des acteurs connus. En vedette, Musidora tient le rôle de Louise. L’actrice a déjà tourné deux films, joué au théâtre, participé à des revues de music-hall dont une avec Colette (« Ca grise »). Cette jolie fille, bien douée, Jeannes Roques de son vrai nom, a évidemment accepté le rôle, reprenant la tradition militante familiale de ses parents, Jacques Roques, son père, compositeur, socialiste et Adèle Porchez, sa mère, ardente féministe. Linda Clamour du Moulin Rouge, Marion Desclos, Raphaël Clamour, Gaget, du théâtre du Châtelet et Armand Guerra, aussi opérateur, sont ses partenaires. Le film est commenté scène par scène par un militant de la CGT.

Il obtient de bonnes critiques du Libertaire et du Bonnet Rouge. Et même si on peut déplorer des coupures d’électricité et un projecteur trop faible, ce qui nuisait à la bonne compréhension du drame, le public est ravi.

Armand Guerra, espagnol, membre de la Fédération Communiste Anarchiste Révolutionnaire deviendra le réalisateur attitré du Cinéma du peuple. Il travaillera après la Première guerre mondiale en Suisse, en Allemagne et en Espagne où il est membre de la CNT. Il meurt en 1939.

Pendant cette séance, l’intervention de Lucien Descaves, que Mallarmé admirait pour son ironie, son intérêt pour la culture, la cause des femmes et l’éducation par le film est un manifeste d’espoir pour le Cinéma du Peuple.

De rappeler alors combien il fut difficile de convaincre le public cultivé de la nécessité d’un tel cinéma. N’était-ce pas là une simple tocade vouée à l’échec et une forme dissimulée de mépris pour les ouvriers qui étaient bien capables de choisir leur spectacle par eux-mêmes ? Mais enfin, offrir des projections de cinéma, peu coûteux à la différence du théâtre, n’est pas méprisable. Le peuple est chez lui au cinéma, où les séances peuvent avoir lieu dans des mairies, des granges, des locaux syndicaux. Inutiles, les ors et les velours ! On peut voir des films dans un petit cinéma de quartier ou dans un grand music hall. Plus rien à envier à ceux de la haute... Le cinéma, qui remplace le bistrot a une triple vocation :
- Amuser : par d’autres histoires que celles d’adultères, de couchages auxquelles se complaisent les classes supérieures.
- Instruire : par d’autres drames que ceux de Nick Carter et de Sherlock Holmes dont l’enfance et la jeunesse peuvent être d’une autre manière empoisonnée.
- Emanciper : par les réflexions d’un ordre élevé et d’une portée sociale que suscitent des scènes de la vie du peuple véridiques, sincères, composant une moralité que le spectateur dégagera de lui même. »

 

De nombreux projets de films

Le Cinéma du Peuple avait à ce moment des grands projets de films : Les obsèques du citoyen Francis de Pressensé, Victime des exploiteurs, L’hiver, plaisir des riches ! malheur des pauvres, La Commune,  Le vieux docker, histoire de Jules Durand, Biribi, Francisco Ferrer, syndicaliste catalan exécuté en 1909 dont la réalisation est confiée à Armand Guerra.

Les fortifications pouvaient être de magnifiques décors pour les extérieurs. Quant aux intérieurs, on bricolait. La société a édité en tout 4 895 mètres de positifs et eut des correspondants en Europe, aux Etats-Unis et à Cuba.

La Première guerre mondiale met un terme au Cinéma du Peuple. Se joue alors dans la grande salle une autre tragédie, de celle que nous rapporte un article de l’Humanité le 18 octobre 1914 : « A la maison des Syndiqués, 67 rue Pouchet, on inaugurera une troisième salle, les deux premières étant déjà insuffisantes... Le nombre de travailleurs qui y viennent consommer sur place s’accroît, touchés par les calamités de la guerre ou du chômage... Pour 25 centimes on leur distribuera en effet un bol d’excellent bouillon et un plat assaisonné de légumes, et bien entendu du pain à volonté...pour les enfants une excellente tisane. »

Clap de fin.

Ismérie Ducroquet

Date de publication : 
7 décembre 2019