Pas loin des « fortifs » et des usines Gouin, Nina de Callias de Villard, poète et pianiste, reçoit dans son salon situé dans un petit hôtel particulier, au 82 de la rue des Moines. Peintres, poètes, journalistes et écrivains fréquentent ce lieu de liberté où « un sonnet suffit pour être reçu ».
Un soir d’été 1875, boulevard Saint-Michel, un rapin un tantinet excentrique et son compagnon poète, séduisants et talentueux peut-être, désœuvrés et affamés sans doute, se demandent ce qu’ils pourraient bien faire, à part rien. Ce sera une soirée chez Nina de Callias qui tient salon aux Epinettes. On dit que le champagne est frelaté mais on y boit sec et la table est ouverte toute la nuit. Aller aux Epinettes, c’est facile : on prend l’omnibus Odéon-Clichy-Batignolles. De là, on est vite rendu aux Epinettes.
C’est un quartier encore éloigné du centre de Paris. Avec les usines fondées par Ernest Gouin en 1846, qui fabriquent des locomotives et du matériel ferroviaire, aux Epinettes on est déjà bien en ville, mais encore un peu à la campagne. Paysage singulier où l’horizon rural des vergers, des potagers, des prairies, des fermes - on peut le voir dans le tableau de Sisley Montmartre vu de la cité des Fleurs, réalisé 1869 - est cassé par une ligne d’immeubles en hauteur. Composition sociale singulière : ouvriers, maraîchers, petits bourgeois parisiens qui viennent dans leur maison de campagne respirer l’air pur, bourgeois aisés installés à la Cité des Fleurs depuis 1850.
Mais qui est donc Nina de Callias ?
Nina de Callias, ou Nina de Villard ou Nina Callias de Villard, un peu la femme sans nom, est née Anne Marie Gaillard, dans une famille de riches avocats de Lyon en 1843. A 19 ans, elle épouse Hector de Callias, journaliste au Figaro, à l’occasion romancier. Elle en divorce au bout de trois ans. A la fin du Second Empire, elle tient un salon au 17 de la rue Chaptal dans la Nouvelle Athènes où se rencontre ce que l’on fait de plus chic et de plus d’avant garde dans le monde de la politique, de la littérature et des arts.
Tenir un salon, c’est s’inscrire dans une tradition intellectuelle héritée de l’Ancien régime. Le salon de la princesse Mathilde, rue de Courcelles, le Grenier des frères Goncourt, rue Saint-Georges, les « Mardis de la rue de Rome », de Stéphane Mallarmé, le salon de la princesse de Ricard, boulevard des Batignolles réunissent peintres, poètes, des femmes intelligentes, libres, et de beaux causeurs. Toutefois, en cette fin du XIXe siècle, on aime aussi à se rencontrer dans les grands cafés comme le Guerbois, avenue de Clichy et à l’Opéra.
La guerre de 1870 et la Commune vont brutalement changer le cours de la vie de la salonnière de la rue Chaptal. Pour avoir reçu Gambetta, Jules Valles, Raoul Rigault qu’on appellera le Procureur de la Commune, Nina de Callias, gravement compromise, quitte la France et se réfugie à Genève jusqu’en 1874. Le retour dans la capitale est dur : Nina a moins d’argent et certains de ses amis ont préféré l’oublier, sans parler de ceux qui ont peur des mauvaises fréquentations.
Nina de Callias, la mondaine, n’est pas une femme de mauvaise vie, elle vit librement sa vie amoureuse. Son amant de son divorce à 1877, Charles Cros, lui dédie un poème « Le coffret de Santal » (1873) et pense à elle en Sidonie :
« ... Sidonie a plus d’un amant
C’est une chose bien connue
Qu’elle avoue, elle, fièrement
Sidonie a plus d’un amant
Parce que, pour elle, être nue
Est son plus charmant vêtement
C’est une chose bien connue Sidonie a plus d’un amant ... ».
On se souvient peut-être que ces strophes furent chantées, bien plus tard, par Brigitte Bardot.
Scandaleuse Nina !
Pourquoi Nina est-elle scandaleuse ? Pardi, elle est divorcée ! Un des habitués du salon, le critique dramatique Adolphe Racot se souvient de « sa chevelure noire comme un corbeau, et là dessous, un visage singulier, délicat, nerveux, curieux, inquiet, d’une blancheur d’ivoire, un nez d’oiseau de proie... des yeux immenses ». C’est que l’on retrouve dans le portrait que fait d’elle Edouard Manet en 1873, où elle pose languide devant un mur décoré d’éventails : La Dame aux Eventails (Musée d’Orsay).
Nina est aussi une pianiste virtuose. Stéphane Mallarmé en est fou :
Nina qui d’un geste extatique
Sur le dolmen et le menhir
Semblait pour la musique
La musique de l’avenir.
Et Anatole France salue la pianiste idéale et vertigineuse : « C’est une sainte Cécile qui aimerait le boulevard et qui irait aux premières », aimant les poètes, elle est poète elle-même publiée dans le Parnasse contemporain.
Mais, six ans plus tard, la pointe sèche de Marcellin Desboutins en fait une dame passablement bouffie au regard las que la vie a déjà ravagée. Il faut dire que, pour Nina, les années comptent double, voire triple. Vieux visage de jeune femme.
De la Nouvelle Athènes aux Epinettes
La maison des Epinettes ? Rien à voir avec les lieux occupés avant l’exil à Genève. Nina et sa mère commencent par habiter 25 rue de Turin puis 44 rue de Londres, dans le beau Paris artiste. Chaque fois, en raison de leur conduite scandaleuse, elles sont chassées par des huissiers, après que la police appelée par les voisins, fait un constat d’orgies indescriptibles, de bagarres au sabre et d’autres tapages. De retour à Paris, Nina signe un bail de trois ans pour un petit hôtel particulier, au 82 de la rue des Moines. La mère de Nina montre quelques réticences : les usines, les ouvriers, les fortifs pas si lointaines… On s’y fera, le loyer est bon marché : 1 500 F. C’est une maison de briques assez modeste avec un étage mansardé qui donne, à l’arrière, sur le 17 rue Saint-Georges, maintenant rue des Apennins.
La maison s’ouvre par une porte d’entrée toute simple pleine dans sa partie inférieure, la partie supérieure ornée d’un « grillage » en fonte peint en vert. Au rez-de-chaussée : vestibule, cuisine, salle à manger et une chambre. Au premier, deux chambres, au grenier, deux chambres de bonne. Les fenêtres du boudoir donnent sur un jardin avec une mare à canards, de nombreux chats qui les coursent, des aras, des cacatoès qui commentent. Derrière la serre, paresse un ours endormi que n’éveillent pas les hurlements de singes enchaînés qui cherchent à attirer l’attention.
Aux Epinettes, Nina de Callias ne s’éloigne pas du monde. Avant la guerre de 1870 et la Commune de 1871, la marquise de Ricard, mère de Louis de Ricard (1843-1911) poète, journaliste, écrivain, éditeur de la revue Le Progrès qui publie le premier poème de Verlaine en 1863, tient un salon au 10 boulevard des Batignolles fréquenté par Théophile Gautier, Catulle Mendes, Jose Maria de Heredia, Villiers de l’Isle Adam, François Coppée, les politiciens Raoul Rigault ou Paul Brousse. En 1868, la princesse ferme son salon. On ira donc chez Nina de Callias, rue Chaptal et, en 1874, les revoilà au 82 rue des Moines...
« Pas besoin d’habit, un sonnet suffit »
Il y a les jeudis de Nina de Callias de Villard mais on est aussi très bien reçu le mercredi ou le dimanche. En fait on peut se faire accueillir n’importe quel soir de la semaine. Sa devise : « Pas besoin d’un habit pour être reçu chez moi, un sonnet suffit. » Le 12 juillet, jour de son anniversaire, est l’occasion de fêtes monstres. « Un enfer ! », grondent les voisins. Un chroniqueur du Figaro, Henri Fouquet, vipérin, rapporte que cette dame déraisonnable ouvre sa maison de la cave au grenier à quiconque frappe à sa porte au nom de la poésie et de l’art. Les curieux et d’autres sont passés par le salon, et le boudoir peut-être. Le journal des Goncourt du 18 mars 1886 – Nina est morte depuis deux ans – est plus aimable : « [...] les habitués de la maison de Nina recherchaient l’agrément, une maison pittoresque où l’on mangeait n’importe où, à n’importe quelle heure, n’importe quoi au milieu des chats et des chiens. On se dit des charades, on invite des acteurs célèbres, on monte des comédies, on joue, on prolonge les discussions de café, de salle de rédaction ou de l’atelier [...] »
Il est vrai que l’hôtesse ne manque pas de fantaisie : quand son amant Charles Cros la quitte après une liaison de huit ans, elle fait peindre des harengs saurs sur le mur de son salon. Est-ce parce qu’il est l’auteur du poème « Le Hareng Saur », en 1872 ou parce qu’il a épousé une Danoise ?
Des artistes aux idées nouvelles !
C’est le peintre Franc-Lamy qui succède à Charles Cros. Il installe son atelier chez elle. Beaucoup de ses amis viennent en voisin y finir la soirée après l’avoir commencée en s’approvisionnant en matériel de peinture chez Hennequin, au 11 de l’avenue de Clichy, puis en faisant une étape absinthe au café Guerbois, juste à côté, près de la place Clichy où se tient le marché aux modèles. Il faut préciser que peintres et artistes foisonnent aux Batignolles. Edouard Manet a son atelier boulevard des Batignolles, puis rue de Saint-Petersbourg. Frédéric Bazille - L’atelier de Bazille 1870 (Musée d’Orsay) - s’installe au 9 rue La Condamine avec ses amis Renoir, Monet et Cézanne, Fantin-Latour - Un atelier aux Batignolles 1870 (Musée d’Orsay). Alfred Sisley vit Cité des Fleurs puis au 41 rue Nollet. Bon nombre de ses amis écrivains ne vivent pas loin non plus : Paul Verlaine au 10 rue Nollet, 45 rue Lemercier, 26 rue Lécluse, Stéphane Mallarmé habite 89 rue de Rome, Guy de Maupassant 83 rue Dulong. Et le célèbre voisin qui habite au 21 rue Saint Georges – maintenant rue des Apennins - Emile Zola ? Il ne vient jamais malgré son amitié pour Guy de Maupassant. Zola est un homme rangé.
Ernest Cabaner (1833 – 1881), musicien, peintre et poète, dont Verlaine disait que c’était le Christ après trois ans d’absinthe, introduit chez elle les artistes aux idées nouvelles, lui fait connaître Degas dont elle admirait « La petite danseuse de 14 ans », et Wagner. Avec le temps, Nina fatiguée, les amis lassés, le salon périclite. On le fréquente moins, et, dans un de ses romans - Dinah Samuel 1882 -, Félicien Champsaur décrit cruellement le salon de Nina de Villard de Callias : « Charlette avait un salon, elle n’a plus qu’un restaurant. Jadis on rencontrait chez elle des artistes, aujourd’hui on n’y trouve plus que des parasites. Voilà comment une femme dégringole. » Après avoir reçu, dans la dernière partie du XIXe siècle, au début de la Troisième République, des hommes politiques influents, les peintres : Manet, Renoir, Monet, Cézanne, Gachet, Guillaumin, Franc-Lamy, André Gill, Sisley, les poètes Charles Cros, Jean Richepin, Villiers de l’Isle Adam, José Maria de Heredia, Catulle Mendes* , Léon Dierx et aussi Paul Verlaine, Germain Nouveau, Stéphane Mallarmé, des écrivains naturalistes comme Maupassant, des impressionnistes et des poètes parnassiens et symbolistes, aux cercles Hydropathes et Zutistes, Nina de Callias de Villard aura donc dégringolé de haut. Nina meurt jeune, en 1884, on l’a dite usée par l’alcool et les nuits blanches. Il ne reste rien de son salon, pas même sa maison, au 82 rue des Moines.
Françoise Leseurre
* Catulle Mendes (1841-1909) La Maison de la Vieille. Roman contemporain. G. Charpentier/ E. Fasquelle éditeurs. 1894. Roman à clé qui dépeint le milieu artistique et littéraire au début de la Troisième République chez une mondaine qui n’est autre que Nina de Callias.