La Mairie de Paris célèbre les 170 ans du jardin des Batignolles, un anniversaire peu conventionnel mais pourquoi pas ? A l’occasion, on a pu admirer une installation de qualité : une douzaine de panneaux présentant l’historique de sa création affichés sur les grilles du jardin côté Est au droit de la rue Brochant.
Pour beaucoup d’entre nous, le jardin des Batignolles est l’espace vert (une expression qui date terriblement des années 1960…) de notre quartier. Il a dû être d’autant plus apprécié qu’il était unique en 1865 dans ce quartier des Batignolles récemment loti, à près de 2 kilomètres du parc Monceau son presque contemporain. Cela sera vrai longtemps jusqu’à l’aménagement d’autres jardins publics : le jardin des Epinettes à 1000 mètres en 1893, le square Carpeaux à 1500 mètres en 1907 et, bien plus tard, à 900 mètres, le square Ernest-Goüin en 1935. Et enfin jusqu’à l’aménagement récent du parc Martin Luther King. Chacun de ces jardins a son charme mais le jardin des Batignolles…
Souvenir du bac à sable, aujourd’hui disparu (quel dommage pour les petits !), des canards et autres oies ou foulques, de la rivière, des très vieux platanes, du manège, sa 4 CV Renault et son autobus 66. Souvenirs d’enfant, souvenirs avec les enfants, souvenirs avec les petits-enfants…
Un peu d’histoire comme dans les Guides Verts Michelin des années 1950
Les Batignolles alors hors de l’enceinte de Paris (qui sera abattue en 1860, remplacée par ce qu’on appela longtemps les boulevards extérieurs, ici le boulevard des Batignolles), seront rapidement loties de bâtiments de 2 ou 3 niveaux dans les rues les plus anciennes comme la rue des Dames – certains de ces bâtiments ont survécu, jusqu’à quand ? Rapidement se sont élevés des immeubles locatifs de 5 ou 6 niveaux comme dans le centre de Paris. Bénéficiant de peu de confort, ils étaient destinés aux employés, commerçants et retraités. Le foncier y était moins cher, l’air était meilleur, disait-on. Batignolles et Monceaux fusionnés formèrent une commune de plein exercice en 1830. Ses 432 hectares furent assez vite amputés par les emprises ferroviaires de la ligne Paris - Saint-Germain, rapidement prolongée jusqu’à Rouen.
Dès 1829, une chapelle est construite. Agrandie en 1841 et 1851 par l’architecte Lequeux, elle deviendra l’église Sainte-Marie des Batignolles. Il fallait répondre à la croissance de la population : 3000 habitants en 1827, 14000 en 1842, 65000 en 1860. Des mairies « provisoires » sont construites 50 rue Truffaut et 55 rue des Batignolles avant l’édification d’une mairie rue des Batignolles par le même Lequeux. Inaugurée le 21 octobre 1849 par le président Louis-Napoléon Bonaparte, elle est naturellement devenue mairie du XVIIe arrondissement après l’annexion à Paris de 1860. Elle ne fut remplacée qu’en 1970. Une église, une mairie, un théâtre aussi, le théâtre des Batignolles construit par Adolphe Azemar en 1838 qui deviendra le théâtre Hébertot en 1940 : les attributs d’une ville.
Avant le jardin
En 1835, on crée une place publique à l’emplacement de l’actuel square des Batignolles, juste derrière l’église. Ce n’était jusque-là « qu’un long terrain en forme de parallélogramme, aride, formé de débris de plâtras provenant de constructions démolies et où végétaient misérablement quelques marronniers chétifs », écrit Adolphe Alphand, « Les Promenades de Paris », Paris, 1867- 1873. Robert Henard renchérit en 1911 dans « Les Jardins et les squares » : « Une surface aride qui avait longtemps servi de lieu de déjection au quartier environnant, des détritus de toutes sortes accumulés en cet endroit y avaient fait peu à peu des monticules et des fondrières. »
Un grand projet haussmannien mis en œuvre par de grands commis
Le maire des Batignolles fait appel à Alphand pour aménager un jardin public avant même l’annexion à Paris. Alphand omet de dire que cette place de la Promenade, ouverte puis close de grilles, avait été plantée de quatre rangées de marronniers en 1835. C’est là que se tenait la fête patronale avec forains, clowns, acrobates… Rien à voir toutefois avec le jardin qui sera réalisé en 1863 par Jean-Charles Adolphe Alphand associé à l’ingénieur Jean Darcel, à l’architecte Gabriel Davioud et à l’horticulteur Jean-Pierre Barillet-Deschamps. Cette équipe, pilotée par Haussmann à propos de qui Robert Henard évoquera « la baguette magique qui, de 1852 à 1870, opéra tant de merveilles sur le sol parisien », métamorphosa cette steppe en une belle promenade.
Il y eut pourtant des esprits chagrins. Emile Zola, un voisin pourtant, écrit dans Le Figaro du 18 juin 1867 : « Il y a des squares qui prennent des allures de jardin anglais. Ceux qu’on a établis près du nouveau temple et derrière l’église des Batignolles ont tous les aspects pittoresques des parcs que les épiciers retirés font planter autour de leurs villas [...]. On dirait un coin de la nature qui s’est mal conduit et qu’on a mis en prison. »
Dans La Bête humaine que Zola publie en 1890, Séverine et Jacques (Simone Simon et Jean Gabin dans le film de Jean Renoir de 1938) s’y promènent ensemble. « Ils enjambèrent la rivière, montèrent parmi les rochers ; puis ils revenaient, désœuvrés, lorsqu'ils passèrent parmi des touffes de sapins, dont les feuillages persistants luisaient au soleil, d'un vert sombre ». On est là en pleine nature…
Une intervention « globalement positive »
Quoi qu’on pense de Louis-Napoléon Bonaparte, du coup d’état du 2 décembre 1851, on peut juger « globalement positive » son intervention dans l’urbanisme parisien. « La volonté de Napoléon III au service d’un grand projet », titre l’Atlas de Paris éditions Parigramme 1999. Exilé en Angleterre, Louis-Napoléon Bonaparte avait été impressionné par les squares et parcs : Hyde Park ouvert au public depuis 1635, une partie de Regent’s Park ouverte en 1841. A Paris, il introduit toute une gamme d’espaces verts : bois, promenades, jardins, parcs et squares ouverts au public, avenues plantées. Haussmann, dans ses mémoires parus en 1893, estime que ses préoccupations n’étaient pas seulement hygiénistes et esthétiques mais aussi sociales : « contribuer à l’amélioration du sort des classes les moins favorisées de la fortune […] particulièrement soucieux des conditions de santé comme aussi du bien-être des populations urbaines ».
Des kilomètres de grilles
Il est vrai que les bois de Boulogne et de Vincennes ont été totalement réaménagés, que si l’avenue du Bois (actuelle avenue Foch), l’avenue de l’Observatoire ou le jardin du Ranelagh, les jardins des Champs-Elysées réaménagés à l’anglaise en 1858 étaient très chic, les parcs des Buttes-Chaumont (25 hectares) et Montsouris (16 hectares) ont été créés ex nihilo dans des quartiers pas vraiment favorisés. Une trentaine de squares furent créés à Paris, majoritairement dans les anciens arrondissements où la population était particulièrement dense comme le square Saint-Jacques, le square du Temple, le square des Arts et Métiers, le square Montholon, le square Parmentier (square Gardette) et aussi dans les arrondissements rattachés en1860 comme le jardin des Batignolles, le square de La Chapelle, le square de Montrouge. Ces créations de jardins s’accompagnaient fréquemment du réaménagement des rues voisines.
Ces squares et jardins ont bien des points communs, réalisés par la même équipe réunie par Haussmann, comme ceux qui ont été créés par la Troisième République.
Tous sont entourés de grilles, de belle qualité, des kilomètres de grilles. Le jardin des Batignolles en est le parfait exemple avec ses 1000 mètres de grilles ! Ces grilles que la mairie de Paris, depuis quelques années, se propose d’enlever çà et là : celles du jardin de la Tour Saint-Jacques (il avait été inauguré conjointement par Napoléon III et la reine Victoria), du square de la cathédrale Notre-Dame, et aussi des jardins aménagés sur les boulevards Richard Lenoir et Jules-Ferry au-dessus de la voûte du canal Saint-Martin sous prétexte d’en faire les Ramblas de Paris car, c’est bien connu, Paris aime la fête et tant pis pour les riverains qui n’auront qu’à aller habiter ailleurs pourvu que les rez-de-chaussée accueillent terrasses bruyantes et restos approximatifs… au moment où Barcelone s’interroge sur l’insécurité qui sévit sur les Ramblas. On a vu le beau résultat de la transformation de la place de la République où grilles, fontaines et bassins-fontaines ont été détruits ! Et puis, que vont devenir ces grilles magnifiques très travaillées ? Ces grilles qui seront ou bradées ou détruites. Et à quel coût inutile ? Ces lieux de quiétude ne doivent plus, selon la doxa municipale, être sanctuarisés comme l’avaient voulu les aménageurs du XIXe siècle.
Un square haussmannien, c’est souvent un kiosque à musique et des statues
Dans beaucoup de ces parcs et jardins, les concepteurs, rompant avec l’esthétique du jardin à la française comme les Tuileries, ont créé des vallonnements des rivières, des bassins, des cascades.
C’est particulièrement vrai au jardin des Buttes-Chaumont, aménagé de 1863 à 1867, où le relief contrasté des carrières de gypse se prêtait à l’aménagement qu’on connaît, avec ses faux rochers stratifiés, au prix d’un travail gigantesque sur un espace de 25 hectares… Mais c’est vrai aussi sur les 2 hectares du jardin des Batignolles : rivière, rochers en pierre meulière et ciment, cascade, petit lac, escaliers et rambardes en ciment avec dessins végétaux, travail de rocailleur. Dans les réalisations les plus modestes, la rivière est remplacée par une fontaine ou un bassin comme au square du Temple où l’eau tombe de rochers amenés de Fontainebleau, bassin aussi à Montholon.
Aux Batignolles, le kiosque est installé en 1894 seulement à la demande du Cercle républicain indépendant du XVIIe. Il fallut pour cela agrandir le jardin. A cette époque, le square des Batignolles ne rejoignait pas directement les grilles du chemin de fer, une sorte de passage permettait de rejoindre la gare de Pont-Cardinet. Les autorités municipales l’utilisèrent pour agrandir le square du côté de la voie ferrée. Le 5 janvier 1894, le Journal des débats politiques et littéraires détaille le projet « On se souvient que le square des Batignolles devait être agrandi suffisamment pour permettre d’aménager un emplacement réservé aux musiques militaires, le dimanche ». Ce kiosque traditionnel est remplacé en 1996 par une serre ronde, bâtie un peu plus haut. N’aurait-on pu le restaurer à l’identique ?
Après la période haussmannienne, des statues sont installées. Le Belluaire agaçant une panthère de Maurice Ferrary en 1879, une Circé de Gustave Michel en 1883, la Nymphe au dauphin d’Antonin Larroux en 1893. De ces statues détruites en 1942, il ne reste que le socle. En 1930, sont installés Les Vautours, de Louis de Monard en pierre de Volvic et le monument à la mémoire du poète parnassien Léon Dierx (1836-1912) Réunionnais des Batignolles, par Léopold de Bony.
Des « arbres remarquables »
Un jardin haussmannien, ce sont de beaux arbres. Certains sont classés « arbres remarquables »
Une végétation très exotique y est plantée à la fois pour émerveiller les sens mais aussi, dit-on, pour montrer la puissance du Second Empire, capable de faire vivre des espèces venant de tous les horizons climatiques. Parmi les espèces végétales présentes au square des Batignolles (source Ville de Paris), nous ne citerons que ces « arbres remarquables » : quatre platanes hybrides (Platanus hispanica) plantés en 1840 et 1880, dont le plus haut, parmi les plus grands de Paris, atteint 30 mètres et fait 5,90 m de circonférence, un noyer du Caucase (Ptecocarya) , planté en 1899, culmine à 30 m, avec une circonférence de 3,95 m ; un plaqueminier lotier (Diospyros lotus) haut de 12 m et d’1,55 m de circonférence. D’autres arbres mériteraient d’être cités : ils sont identifiés par un cartouche.
Le square accueille également de très nombreuses espèces de palmipèdes (canards, oies, poules d'eau, bernaches du Canada, héron cendré) eux aussi remarquables. La tranquillité du lieu et l'interdiction d'accès des pelouses au public a favorisé leur installation permanente. Au printemps, on peut assez aisément observer des petits. Il y a peu, d’assez gros rats s’ébrouaient sur la rive ouest de la rivière mais la mairie de Paris assure qu’il ne s’agit que de surmulots.
Le square abrite également un pigeonnier depuis 2010 qui a pour objectif de réguler les naissances et la prolifération de l'espèce.
Les hommes d’Haussmann, la belle équipe
Adolphe Alphand (1817- 1891). Il intègre Polytechnique à 18 ans, puis en 1837 l’école des Ponts et chaussées. En 1855, appelé par le Haussmann à la tête du nouveau service municipal des Promenades et Plantations, il participe aux transformations de Paris en compagnie de ses confrères Jean Darcel, d’Eugène Belgrand (ces 2 derniers ont le même brillant cursus qu’Alphand), de l’architecte Gabriel Davioud et du paysagiste Barillet-Deschamps. Il dirige l'aménagement de promenades, de places plantées d’alignements d'arbres, de parcs et de jardins destinés à embellir et assainir Paris. Il remodèle également les bois de Vincennes et de Boulogne. À la destitution d’Haussmann, le 5 janvier 1870, il reste en poste et, après la chute du Second Empire, devient directeur des Travaux de Paris. A la tête de l'une des administrations d'ingénieurs les plus importantes du pays, Alphand réunit désormais sous son autorité les services de la Voirie et des Promenades et Plantations, des Concessions publiques, de l’Architecture et des Eaux et Égouts (après la mort de Belgrand, en 1878) et des Travaux historiques.
Gabriel Davioud architecte, urbaniste, paysagiste. Né en 1824, repéré par Alphand, il est nommé en 1855 architecte en chef du service des Promenades et Plantations. Un document de la Ville de Paris le présente « Davioud urbanise les jardins autant qu’il végétalise la ville. Les éléments d’architecture qu’il dessine créent un style municipal : systématiquement reproduits dans tout Paris, ils rendent très homogène le travail engagé par Haussmann ». Architecte de bâtiments municipaux comme le théâtre du Châtelet ou l’actuel théâtre de la Ville, de fontaines et bassins comme la fontaine Saint-Michel, il intervient dans la conception du jardin des Batignolles, dessine les superbes grilles d’entrée du parc Monceau. Et il crée toute une gamme de mobilier urbain : kiosques, grilles d’arbres, bancs publics – ce fameux banc Davioud à double ou simple assise - qui constituent l’identité de Paris, au moins jusqu’à ces dernières années où une frénésie de « changement » a amené la mairie de Paris à en éliminer une partie : c’était bien vieux et on peut préférer le style palettes de chantier…
Jean-Pierre Barillet-Deschamps, jardinier. Fils de jardinier, formé en Touraine, le « jardin de la France », il opère à Bordeaux. Au printemps 1852, Louis-Napoléon Bonaparte, encore président, visite Bordeaux, accueilli par Haussmann alors préfet de Gironde. Il repère Alphand responsable du boisement des Landes… Tout ce monde est appelé à Paris. Barillet-Deschamps devient Jardinier en chef des Promenades et Plantations de la ville de Paris sous l’autorité d’Alphand et de Belgrand. Il redessine les bois de Boulogne et de Vincennes, le parc Monceau, crée les Buttes-Chaumont, le parc Montsouris et, notamment, le jardin des Batignolles. Il intervient en province, en Belgique, à Turin, au Caire.
L’Academic Dictionnaires et Encyclopédies précise les grandes lignes de ses jardins : « Sur les gazons seront placées les espèces végétales les plus rares pour les mettre bien en vue. Les arbres sont plantés selon leur forme et leur couleur afin d’accentuer les perspectives. Les espèces à fleurs formant les massifs sont groupées également en vue et près de l’habitation. Il est souhaitable de faire prédominer l’espèce commune dans la région où l’on plante. La nature fournit les grandes lignes, mais la végétation n’obéit pas strictement aux lois naturelles. L’intervention humaine reste apparente. Le contour des massifs est arrêté par des lignes correctes qui se rapprochent des formes elliptiques. Les pièces d’eau et les rivières constituent des accessoires indispensables à un grand jardin. Le tracé des cours d’eau, l’emplacement des pièces d’eau, les chutes, les cascades, les rochers, doivent être justifiés par des mouvements du sol et paraître aussi naturels que possible. Le principe général est de conserver l’aspect de la nature sans en faire une copie exacte. Le jardin est une œuvre d’art où la sculpture et l’architecture ont leur place marquée. »
On reconnaît là le Jardin des Batignolles ! Jean-Pierre Barillet-Deschamps, décédé le 12 septembre 1873, est inhumé au cimetière du Père Lachaise.
Philippe Limousin