Bal nocturne au square des Epinettes

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Ce square caché entre l’avenue de Saint Ouen et la rue de la Jonquière a été ouvert en 1894. Alors, le quartier des Epinettes était devenu un authentique quartier de Paris, pas un quartier incertain, avec des apaches, un faubourg de bric et de broc. Non, un quartier, avec un marché, des commerces, et aussi de beaux immeubles en pierre de taille aux façades marquées de bourgeoisie. Manquait un square, un vrai square. 

 

Le 6 août 1877, le journal La Presse publie, dans ses annonces officielles, que le Préfet a saisi le Conseil de la Ville de Paris pour étudier un projet de transformation en square du dépôt de pavés existant dans le quartier des Epinettes. Le 20 avril 1891, le Conseil vote un crédit de 358 000 francs pour sa réalisation (journal Le Rappel 1er mai 1891).

Jean Camille Formigé est choisi pour architecte. L’emplacement choisi est longé dans son pourtour par la rue Petiet, qu’on découpe en plusieurs rues : la rue Jean Leclaire (1893), la rue Maria Deraismes, (1898) la rue Collette (1894), la rue Felix Pecaut (1895).

Un vrai square avec de beaux arbres : depuis les années 1870 poussait sur le tas de pavés un magnifique hêtre pourpre. Formigé y fait planter d’autres arbres remarquables, un tulipier de Virginie qui atteint maintenant plus de 20 mètres de haut, des ginkos, des marronniers, des savonniers de Chine, des tilleuls argentés, des chênes verts et un citronnier.

 

Un vrai square avec un kiosque à musique

 En 1910, le Conseil Municipal de Paris étudie le remaniement du square en vue de l’installation d’un kiosque à musique pour la somme de 16 000 francs. Il le fait pour une dizaine de squares des quartiers populaires comme le square Carpeaux inauguré en 1907.

Samedi après-midi, dimanche après-midi, les concerts se suivent et se ressemblent : succès assuré auprès des mélomanes des Epinettes. On y écoute le plus souvent de la musique militaire jouée par les militaires : le 7 juin 1909, un concert exécuté par le 102e régiment d’infanterie, avec au programme des marches militaires (Gaudon),  Les Deux fiancés  (Pares), L’invitation à la Valse de Weber, puis la musique d’un ballet de Gounod et, pour finir, Le drapeau de Piémont. Mais on y donne des spectacles exceptionnels comme l’annoncent les affiches.

Pas de square sans statue : la municipalité de l’époque fait ériger deux statues, comme pour évoquer la vie contrastée de ce quartier encore un peu rural, très ouvrier, souvent anarchiste que pouvait protéger un patronat philanthrope.

 

Une inauguration en présence de 900 personnes

Honneur au plus célèbre d’entre eux, Jean Leclaire. C’est à Jules Dalou qui fut aussi le sculpteur du Triomphe de la République place de la Nation qu’on doit la statue de Jean Leclaire. L’inauguration de ce groupe monumental a lieu le 2 novembre 1896. Toute la presse s’en fait l’écho : le square avait pris un air de fête à laquelle participaient 900 personnes. G. Paulet prend la parole au nom du ministre du Commerce et de l’Industrie devant un parterre de dames et de messieurs distingués, Ernest Roche député du secteur, Paul Brousse vice-président du Conseil municipal du XVIIe arrondissement, Lefèvre, adjoint au maire du XVIIe, et enfin les artistes, Jules Dalou et Camille Formigé.

Homme remarquable que ce Jean Leclaire pour que Dalou accepte de l’immortaliser.

Jean Leclaire, né dans l’Yonne en 1801, meurt à Herblay en 1872. Très pauvre, il tente sa chance à Paris, et commence tout jeune comme ouvrier peintre, aux Epinettes. A force de travail et de privations qui font de lui un ouvrier exemplaire, il réussit à fonder son entreprise de peinture. Protecteur de ses ouvriers, il prend vite grand soin de leurs conditions de travail en substituant le blanc de zinc au blanc de céruse, ce blanc de plomb qui provoquait le saturnisme chez les peintres. Cela lui vaut la légion d’Honneur. En 1838, il dote son entreprise d’une Société de Prévoyance et de Secours Mutuel puis, en 1842, il imagine une forme de participation aux bénéfices de l’entreprise… pour les employés les plus travailleurs. Il fait partie de ces catholiques sociaux, nombreux à vouloir émanciper la classe ouvrière par le catholicisme, tout en les maintenant dans le giron de l’église.

Tâche bien nécessaire selon le clergé local qui déplorait la déchristianisation de la paroisse Saint-Michel-des-Batignolles dont dépendaient alors les Epinettes depuis l’implantation des usines et le développement d’un mouvement ouvrier, socialiste et anarchiste fort. Les bourgeois catholiques, très actifs, eux aussi, contribuent financièrement à l’installation d’œuvres charitables centrées sur l’éducation des jeunes filles, le patronage des jeunes travailleurs au 33 rue des Epinettes et à la création de la paroisse de saint Joseph des Epinettes.

 

Gravir les marches de l’ascension sociale

La statue de Jules Dalou montre avant tout la bienveillance de Jean Leclaire qui aide un ouvrier peintre à gravir une marche, celle de l’ascension sociale. Cet ouvrier tenait un seau dans lequel trempaient deux pinceaux. Son histoire ne fut pas de tout repos… La statue est fondue en 1943 par les Allemands avec l’accord du pouvoir pétainiste. En 1971, une nouvelle est refondue sur le modèle de la première, sauf que le seau a disparu, remplacé par une brosse, un balai, une éponge.

Pour faire bonne mesure, on demande à Louis Ernest Barrias une statue, installée dans le square en 1898, pour célébrer la mémoire de Maria Deraismes. Sur le piédestal on trouve les inscriptions suivantes : à l’avant « A Maria Deraismes  (1828-1894), hommage public 1898 », à l’arrière  « Philosophe, orateur éminent, femme de lettres – première présidente de la société pour l’amélioration du sort de la femme et la revendication de ses droits ».

 

Une lutte pour les droits des femmes et des enfants

Maria Deraismes nait en 1828 dans une famille fortunée de grande culture. Elle est écrivain, artiste, philosophe, journaliste, anticléricale, républicaine et féministe. Citons-la : « Marie (la mère du Christ) désormais l’idéal de la femme dans le christianisme, est l’incarnation de la nullité, de l’effacement. Elle est la négation de tout ce qui constitue l’individualité supérieure : la liberté, la volonté, le caractère. »

Grande oratrice, elle fait des conférences pour le Grand Orient de France. En 1881, elle porte déjà le projet de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Féministe convaincue, elle crée avec Louise Michel la Société pour la Revendication des Droits Civils des Femmes. En même temps, elle lutte avec ardeur pour l’éducation des filles. En 1876, elle établit une société pour l’amélioration du sort des femmes et fait des conférences pour la défense des Droits de l’Enfant. Dans la foulée, en 1878, elle contribue à l’organisation du Congrès International du Droit des Femmes. Elle est fondatrice du Droit Humain, loge maçonnique mixte mais recevant essentiellement  les femmes (1894). Elle meurt la même année. Cette statue a aussi été fondue en 1942 par les Allemands, puis refondue sur le modèle de l’ancienne et réinstallée en 1983.

Les statues de la libre penseuse, anticléricale et féministe et celle de son voisin, Jean Leclaire, le catholique social, pourraient se regarder en chien de bronze tout le jour. Mais ne sont-elles pas les statues d’un jardin extraordinaire qui se tiennent tranquille jusqu’au crépuscule et qui, la nuit tombée, vont danser sur le gazon au souvenir des mélodies du petit kiosque ?

ISMERIE DUCROQUET

Date de publication : 
16 mars 2020